FENDU/E


Il faut souvent des années, des décennies, pour que les souvenirs réprimés d’un inceste vécu remontent à la surface. La douleur est là, la fracture sensible, mais le corps se rappelle sans que l’esprit ne puisse se souvenir. On avance maladroitement sur le sol fuyant du moi fragmenté. Les fissures de la glace sont profondes. Parfois, la neige les recouvre d’un doux manteau. Parfois non. Partout les crevasses guettent le marcheur imprudent.

Les poèmes d’Aurore Matsa entrent en résonnance avec les photos de Bastien Deschamps pour nous guider le long de cette sente tortueuse. Les textes, en formes libres autant qu’en formes fixes, sont extraits de quinze ans d’exploration intime. Ecrits hier et il y a bien longtemps, ils veulent traduire avec maladresse parfois, avec honnêteté toujours, ce chemin fait de volonté et de désespoir.

Les photos sont des instants saisis lors d’une (longue) errance sur le lac Baïkal, celui qu’en Russie on appelle « Grand-père Baïkal ». Cherchant à rendre les textures, concentré sur l’infime et les détails, ces clichés explorent l’abîme qui se dévoile dans les fissures, plutôt que le gigantisme du lac le plus profond du monde. Ils fixent pour un instant les mouvements de l’eau devenue glace, les craquelures apparentes qui traduisent les oscillations souterraines de ce monstre sacré, âgé de 25 millions d’années.

Fruit d’une rencontre fortuite, mais aussi d’une évidence, cet objet mnésiquo-poétique est un pèlerinage.

En remontant les traces de la souffrance, de cassure en cassure, il cherche a mettre sur papier le mouvant, l’inconnu, l’insaisissable, le faire affleurer à la surface afin de le rendre intelligible.